IMMERSION & PROJET

La valeur première n’est pas ce qui fait consensus dans nos écoles, le relevé, le dessin des édifices, l’analyse architecturale et patrimoniale (cela reste un faisceau de savoirs et de connaissances indispensables). Non, la matière essentielle de l’immersion, sont ces rencontres et échanges avec les hommes et les femmes du lieu, organisés ou impromptus.

L’ATELIER DES POSSIBLES : LE SECRET DES SOURCES

MARC VERDIER. architecte, urbaniste, maître de conférence à l’école d’architecture de Nancy.

Les ateliers des possibles de Florence Sarano explorent des territoires improbables qu’ils transforment en territoires des possibles depuis plus de 5 ans.
Bauduen, village du Parc naturel régional des Gorges du Verdon est cette année le lieu d’immersion, dont on verra qu’en vérité il aurait pu l’être au sens premier du mot !

PAYSAGES OU DÉCORS ?

Chacun est évidemment persuadé en parcourant les paysages des îles d’or, des PréAlpes maritimes, ou des méandres du Verdon que tout est là depuis toujours, que ces environnements et ces architectures, que cette matérialité séduisante de pierre et de terre, que ces patrimoines agricoles, forestiers, littoraux ou montagneux qui attirent estivants et urbains en mal d’authenticité et de nature, n’ont pas bougé, ne bougent pas et ne bougeront jamais.

En fait, ces paysages là sont prisonniers d’une image qui devrait les figer dans un monde désirable et volontairement stabilisé au moment où notre monde réel, lui, bascule.

La valeur de ressourcement qu’ils portent malgré eux, est peut être devenue indispensable aux visiteurs et touristes qui viennent pour voir, sentir et pratiquer ce temps ancien matérialisé dans l’architecture et les paysages, garant d’une survie des esprits et des âmes dans le désordre généralisé du monde.
Bien entendu, ce « décor » majestueux et porteur de sens s’accompagne ici, des atours (des atouts ?) du tourisme massif : l’eau, le soleil, les activités sportives ou de plein air, les modes de consommation et d’accueil adaptés au plus grand nombre.
Cet attirail là, lié à un mode de développement qui, mine de rien, a pris le relais d’une société qui s’éteignait sans bruit dans les années 70, se superpose au territoire patrimonial.

Le constat est sans appel, mais sans nuance non plus, lorsque « l’atelier des possibles » pose ses carnets, ses crayons (son drone aussi…) dans ce petit village rescapé des eaux montantes du lac et des moteurs monstrueux des chars qui ont envahi le plateau.

LA MATIÈRE DU PROJET

J’arrive en même temps que toute l’équipe d’étudiants par cette belle route qui descend en douceur sur le lac.
Nous sommes en mars. Le soleil est de la partie.
Je n’imagine pas alors ce que va produire cette résidence, dont la valeur première n’est pas ce qui fait consensus dans la formation des jeunes architectes dans nos écoles, le relevé, le dessin des architectures et des sites, l’analyse architecturale et patrimoniale, même si tout cela reste un faisceau de savoir et de connaissances indispensables.
Non, ce qui constitue ici la matière essentielle de la résidence, ce sont ces rencontres et échanges avec les hommes et les femmes du lieu, organisés ou impromptus.
Destins et desseins des uns et des autres qui ont façonné bien plus qu’un paysage, une forme d’adaptation aux aléas et aux projets parfois violents qui ont transformé le territoire, une forme parfois de résignation, de résistance, mais également de projets contributeurs ou de volontés alternatives.

C’est ce que l‘atelier des possibles porte en lui. Superposer au visible (qui est fondateur dans la compétence en cours de constitution de l’architecte étudiant) ce qui est invisible, mais conditionne tout : l’acceptabilité de l’existant, le désir du projet à venir ou plus simplement la capacité à inventer son avenir, ici.

L’IMPROBABLE ALCHIMIE.

L’architecture, au sens de cet atelier, tente de réaliser cette improbable alchimie entre ce qui est et sera matériel (la construction et la transformation des paysages) et ce qui, par essence même, est insaisissable, l’esprit des lieux et des hommes qui y vivent et y entreprennent.

Faire projet avec cette matière là nécessite évidemment des outils et des mises en situation bien plus exposées, bien plus déstabilisantes pour les étudiants (et pour nous), bien plus hésitantes parfois aussi… ce qui en fait à la fois la singularité, la difficulté ou la délicatesse, mais également la force et la valeur.
C’est ce pari que fait cet atelier et que les étudiants, dans une sorte d’enthousiasme raisonné mettront en œuvre et que j’aurai la chance d’observer et de saisir pendant ces quelques jours partagés ici, avec eux, avec Florence, avec les équipes du Parc, mais surtout avec les habitants, tous acteurs locaux à leur mesure.

La formation de ces architectes se fonde sur la certitude que le projet d’architecture et l’acte même de projeter ne peuvent « être », que si on met le sens et le secret des lieux au cœur du processus.

Dans cette engagement de formateur, Florence Sarano et le Parc du Verdon ont choisi un démonstrateur puissant : Bauduen.

C’est un vieux à la peau usée et craquelée par le vent et le soleil, les yeux dans le vague ou le vide… et puis, au fur et à mesure qu’il raconte on comprend que les yeux sont en fait affutés, efficaces, vifs, au point de discerner ce qui n’est plus visible.
Le vieux nous montre ce que les jeunes yeux de nos étudiants ne peuvent voir : le petit pont romain enjambant le Verdon qui ressemble ici à un torrent, la parcelle de mauvais blé que le grand père avait mis si longtemps à débarrasser de ses cailloux, la route, oui la route, « tu la vois la route ?, qui allait d’un trait vif et droit depuis Bauduen jusqu’à Sainte Croix, cette même route qui mettait les filles de Sainte Croix à quelques encablures des garçons de Bauduen.» Il faut aujourd’hui faire 42 km, contourner le lac, et certainement se laisser emporter par d’autres intérêts. Les filles de Sainte Croix n’épousent plus les garçons de Bauduen. Le lac a tout changé.

Les étudiants interrogent l’ancien : «mais le lac ?»
«Le lac ? Je suis contre !»

Le lac de Sainte Croix a été créé en 1974. Il a aujourd’hui, 44 ans. Il a mis à peine un an pour se remplir, à effacer la vallée agricole qui s’ouvre à la sortie des gorges. Il a vocation à soutenir le développement de toute la basse vallée du Rhône, alimenter Marseille en eau, participer au grand projet énergétique de la France des années 60.

Le territoire se met au service d’un développement qui lui échappe.
La manne touristique, peu organisée à l’origine, captée par quelques uns, plus malins ou rapides, a surtout été préemptée par une forme alternative d’accueil et d’infiltration du territoire, des berges du lac, échappant non seulement aux nécessités basiques de sécurité ou de salubrité, mais surtout de toute acceptation culturelle par une population avant tout terrienne.

Le lac est là, calme, produisant un paysage prodigieux de sérénité et de majesté dans son écrin de roche et de parois abruptes. Bauduen le côtoie, le domine, le contemple. Les étudiants comprennent que le lac est en partie un mirage.

Chacun y voit sa part : le Parc, un atout de développement, possible diversification de l’attractivité hors du commun et du gérable des gorges; EDF, exploitant, gère un outil technique, des berges qui doivent se plier aux exigences des étiages variables de l’eau ; les (quelques) puissants acteurs du commerce touristique, un moteur de chiffre d’affaire florissant.
Les élus, une réalité physique, qui, sans conteste doit être mieux valorisé pour que des villages confrontés à la déferlante touristique de quelques mois puissent adapter leurs infrastructures, équipements et profiter, vraiment, du lac et…
Les habitants, pour certains, doutent encore et ont sans doute oublié la dureté de la vie paysanne d’avant pour n’en retenir que la valeur de subsistance qui leur permettait de vivre, quasiment autonomes, et de ne pas voir que le monde, déjà, basculait dans les années 70.

IL FAUT SE MEFIER DES PAYSAGES

Nous sommes montés dans les ruelles, calades et escaliers du village. Compenant que les maisons serrées autour d’étroites montées, préservaient la chaleur des murs en hiver et se protégeaient des ardeurs du soleil en été. mesurant que la pierre qui avait construit les murs était de ce sol là, de cette paroi là, de ce plateau là.

Les étudiants ont saisi l’intelligence des générations qui avaient patiemment construit le village dominant la vallée productive qui faisait vivre les gens d’ici. Ils ont vu que les maisons étaient fermées, puisque l’eau ne nourrit pas. Elles s’entrouvrent pour quelques semaines quand les familles parties à Marseille remontent aérer la maison de la grand-mère ou que les touristes s’installent. Et puis le village se retrouve à résister, avec énergie et désir pour les mois où, finalement, on se retrouve entre gens d’ici.

La falaise se fissure. Elle est fragile. Les effets du lac ? On ne sait trop, on le penserait par facilité, ou parce qu’il faut un coupable. En tous les cas, une partie du village se vide et des murs font déjà ici de belles ruines. Mais des ruines.

Nous avons longé la berge, passé la fin du village et de la route qui est, un peu plus loin, une voie sans issue. Nous avons évité un « village EDF » : c’est bizarre comme les gens de la firme ont vécu pendant si longtemps en dehors du village -le vrai- pendant que l’on construisait et mettait en exploitation le barrage.

Puis, nos sommes allés au bout du territoire accessible de la commune, sur d’anciennes terrasses couvertes d’une chênaie en devenir, dominant un petit embarcadère, un peu rapidement appelé « club nautique ». En revenant, par le chemin de la berge nous avons perçu à quel point cette agrafe entre lac et terre était précaire.

Plus le lac ni la berge pour EDF et pas encore le village et ses places et espaces précieux : on est dans un paysage d’entre deux qui raconte mieux que tous les discours ce village perché qui d’un seul coup (en un an!) est devenu un village de littoral. En haut, la falaise qui menace, en bas, la berge que l’on ne voit pas et qui reçoit tout ce qui est utilitaire et lié aux besoins du tourisme : parkings, clubs nautiques, plages…

Le village est vivant, mais, décalé, isolé. Il se démène pour être un lieu accueillant pour ses habitants, mais n’a pas depuis 1974 transformé son rapport au paysage, c’est à dire au lac.

La lisière, la limite, la rencontre des deux mondes sont de toute évidence, l’expression d’un besoin de réconciliation, donc de pensée et de projet.

Nous nous sommes rendus au bout du lac. Pas celui des gorges, des loueurs de pédalos et des objets de consommation du paysage, nous sommes allés à l’autre bout, celui des origines.
Quelle surprise : le barrage est si étroit, si discret, si petit, à l’embouchure de cette immense vallée qui avait nourri une petite société locale pendant autant de siècles… La géographie avait donc donné ici, aux hommes, la possibilité d’effacer, puis de recomposer, un paysage avec tant de facilités.

Un destin était en esquisse dans cette vallée.
Et le plus visible est déjà mis en œuvre. Il reste un bout de chemin à construire.

Il y eu d’autres parcours, d’autres détours.
Nous avons rencontré de jeunes agriculteurs qui ont saisi que les paysages étaient des palimpsestes, où tout pouvait encore se lire, se dire, se faire. Sous les pierres, on peut (re)découvrir le secret des sources.

Au delà du grand miroir du lac, qui capte la lumière, se redécouvrent des terrasses agricoles qui recèlent des possibilités de vergers, de maraîchage pourvu que l’on sache capter l‘eau rare, sur le plateau épargné par les puissants besoins de l’armée, certains sont capables d’élever à nouveau des brebis et sur les pentes qui dominent le lac, d’autres réactivent la production d’oliviers… Un territoire de subsistance émerge à nouveau, porté par une génération qui ne croit plus tout à fait que le développement venu de loin sauvera le territoire et nourrira les hommes.

Je suis parti avant la fin pendant l’enquête, en cours de résidence. La petite voiture de location qui me ramenait à la gare du TGV traversait pour quelques instants ces mêmes paysages que les étudiants allaient continuer de décrypter. J’avais l’impression, ici, d’avoir franchi une nouvelle étape de décryptage de mon action et de mes convictions d’enseignant dans une école d’architecture.

Bauduen recelait cette matière à projet que j’avais pressentie il y a bientôt 15 ans en décidant d’emmener nos étudiants en architecture dans ces territoires ruraux et mis des années à exprimer et à transformer en matière pédagogique.
La force du site et de son histoire, la richesse du groupe d’étudiants et de leur complicité attendue entre eux, mais assez inattendue avec les acteurs rencontrés, la puissance inouïe du lac et du territoire du Verdon, tout cela avait, en quelques jours, matérialisé à nouveau, et de quelle façon, cette nécessité de «l’explication territoriale».

Je crois fondamentalement que sans cette « explication », nous ne pouvons pas construire de projet qui vaille, c’est à dire de projet qui s’inscrive exactement là où il doit être, avec la vocation qui doit être la sienne, et la vie qui devra s’y inscrire, pour contribuer à, consolider la dynamique en route, pour initier parfois le passage vers l’épopée suivante du territoire, mais toujours en collaborant avec la terre, les hommes et les énergies qui ont fait le monde d’ici.

Comprendre que ce que l’on voit d’un paysage n‘est qu’une infime partie de ce qui est…
Reconstruire autant qu’il est possible, la valeur de ce site à partir d’écoute, de rencontres, de témoins habitants, de parcours et d’observations est une confirmation que nos métiers contiennent une part de pouvoir qui confine au surnaturel : discerner l’âme des lieux pour mieux en avoir soin lorsqu’on se met en situation de projet.

Les projets que les étudiants mirent en œuvre dans leur école, pour Bauduen, en se nourrissant de cette «explication territoriale» furent les évidents révélateurs que l’architecture, décidée, dessinée, construite, n’est que la partie émergée de la démarche de conception.

Sans passer le temps nécessaire à retrouver le secret des sources, aucune démarche de conception ne pourra utilement contribuer à la vie qui s’invente, ici.

Les futurs architectes, au travers de leurs propositions auront, sans toujours l’avoir formalisé, contribué à matérialiser dans leur construction une petite partie de l‘âme de ces paysages : il faut (énonçait Hadrien dans ses mémoires – par Marguerite Yourcenar) pour ce faire, quelques « dons de sourcier ». C’est cette dimension de la formation que nous venons chercher dans ces territoires qui acceptent de nous en livrer quelques bribes pour aider nos futurs architectes à exercer leur métier avec un peu plus de richesse.

MARC VERDIER.
architecte, urbaniste, maître de conférence à l’école d’architecture de Nancy. Depuis 15 ans chaque année il investi avec ses étudiants de master une commune d’un PNR et ce travail fait l’objet d’une publication dont la dernière est : Membre du conseil scientifique de de la fédération nationale des PNR. Il est également directeur du CAUE 54.